Au docteur Louis Jullien.
J’ai rêvé d’elle, et nous nous pardonnions
Non pas nos torts, il n’en est en amour,
Mais l’absolu de nos opinions
Et que la vie ait pour nous pris ce tour.
Simple elle était comme au temps de ma cour,
En robe grise et verte et voilà tout,
(J’aimai toujours les femmes dans ce goût),
Et son langage était sincère et coi.
Mais quel émoi de me dire au débout :
J’ai rêvé d’elle et pas elle de moi.
Elle ni moi nous ne nous résignions
À plus souffrir pas plus tard que ce jour.
Ô nous revoir encore compagnons,
Chacun étant descendu de sa tour
Pour un baiser bien payé de retour !
Le beau projet ! Et nous étions debout,
Main dans la main, avec du sang qui bout
Et chante un fier ‘donec gratus’. Mais quoi ?
C’était un songe, ô tristesse et dégoût !
J’ai rêvé d’elle et pas elle de moi.
Et nous suivions tes luisants fanions,
Soie et satin, ô Bonheur vainqueur, pour
Jusqu’à la mort, que d’ailleurs nous niions.
J’allais par les chemins, en troubadour,
Chantant, ballant, sans craindre ce pandour
Qui vous saute à la gorge et vous découd.
Elle évoquait la chère nuit d’Août
Où son aveu bas et lent me fit roi.
Moi, j’adorais ce retour qui m’absout.
J’ai rêvé d’elle et pas elle de moi !
ENVOI
Princesse elle est, sans doute, à l’autre bout
Du monde où règne et persiste ma foi.
Amen, alors, puisqu’à mes dam et coût,
J’ai rêvé d’elle et pas elle de moi.
Paul VERLAINE (1844-1896)