J’étais parti, triste de mes peines et consolé de votre joie ; ce qui me tenait dans un certain état de langueur qui n’est pas sans charme pour un coeur sensible. Je gravissais lentement et à pied des sentiers assez rudes, conduit par un homme que j’avais pris pour être mon guide, et dans lequel, durant toute la route, j’ai trouvé plutôt un ami qu’un mercenaire. Je voulais rêver, et j’en étais toujours détourné par quelque spectacle inattendu. Tantôt d’immenses roches pendaient en ruines au-dessus de ma tête. Tantôt, de hautes et bruyantes cascades m’inondaient de leur épais brouillard. Tantôt un torrent éternel m’ouvrait à mes côtés un abîme dont les yeux n’osaient sonder la profondeur. Quelques fois je me perdais dans l’obscurité d’un bois touffu. Quelquesfois en sortant d’un gouffre, une agréable prairie réjouissait tout à coup mes regards. Unmélange étonnant de la nature sauvage et de la nature cultivée montrait partout la main des hommes, où l’on eût cru qu’ils n’avaient jamais pénétré : à côté d’une caverne, on trouvait des maisons ; on voyait des pampres secs où l’on n’eût cherché que des ronces, des vignes dans des terres éboulées, d’excellents fruits sur des rochers, et des champs dans des précipices.

Ce n’était pas seulement le travail des hommes qui rendait ces pays étranges si bizarrement contrastés ; la nature semblait encore prendre plaisir à s’y mettre en opposition avec elle-même, tant on la trouvait différente en un même lieu sous divers aspects. Au levant les fleurs du printemps, au midi les fruits de l’automne, au nord les glaces de l’hiver : elle réunissait toutes les saisons dans le même instant, tous les climats dans le même lieu, des terrains contraires sur le même sol, et formait l’accord inconnu partout ailleurs des productions des plaines et de celles des Alpes. Ajoutez à tout cela les illusions de l’optique, les pointes des monts différemment éclairées, le clair-obscur du soleil et des ombres, et tous les accidents de lumière qui en résultaient le matin et le soir ; vous aurez quelque idée des scènes continuelles qui ne cessèrent d’attirer mon admiration, et qui semblaient m’être offertes en un vrai théâtre ; car la perspective des monts étant verticale frappe les yeux tout à la fois et bien plus puissamment que celle des plaines qui ne se voit qu’obliquement, en fuyant, et dont chaque objet vous en cache un autre.

Jean-Jacques Rousseau 1712–1778

La Nouvelle Héloïse 1761

“Les Plus Beaux Poèmes sur la Montagne”  Anthologie – George Jean – le cherche midi éditeur 1987

 

Add Comment

By poesiedumonde